Encore une fois cette année, on entend les revendeurs se plaindre du prix des grands crus de Bordeaux.
On lit des titres comme ceux ci : Les grands crus rappelés à la raison, Europe 1; Les tarifs du millésime 2008 doivent baisser France Soir; Primeurs : retour à la « raison » sur le prix des grands crus, Aqui; Top Bordeaux wines under the gun AFP.
C’est la même chanson depuis trois ans.
C’est comme si le revendeur disait «stop, baissez votre prix afin que je fasse plus d’argent avec votre vin. C’était moi qui faisais plus par bouteille avec ce produit. C’est injuste, maintenant, c’est le producteur qui fait plus de sous par bouteille que le revendeur.»
Cela me rappelle une visite chez un propriétaire de grand cru à Bordeaux. Un des visiteurs canadiens dit au vigneron «j’aime beaucoup votre vin. Il y a quelque temps, j’en ai acheté plusieurs caisses, et aussitôt reçues, je les ai revendues aux États-Unis presque au double du prix. J’aime votre vin!»
Le visage du producteur jusque-là souriant s’est assombri. Il n’a dit mot. Mais j’ai cru lire dans sa pensée «Je n’ai pas encore vendu mon vin assez cher!» En effet, pourquoi le vendre 100 $, si les gens sont prêts à payer 200 $?
C’est comme cela depuis l’an 2000. Les producteurs haussent leurs prix et ils voient leurs bouteilles racheter encore plus cher sur le marché secondaire et tertiaire.
Est-ce qu’il n’est pas normal qu’un producteur essaie de vendre son bien au prix le plus proche possible du marché? Si le fabricant estime que son produit va se revendre 400 $, il ne va pas l’offrir au même niveau que si le prix au consommateur atteignait 80 $.
Est-ce que quelqu’un demande de réduire les prix des voitures de luxe, des fringues ou des bijoux de grande marque?
30 % plus cher en Angleterre
Un revendeur britannique Farr Vintners a même menacé de ne pas faire le déplacement vers Bordeaux. «Ce n’est pas une menace en l’air, a déclaré Stephen Browett, nous n’avons pas pris nos billets d’avion et nous n’avons pris aucun rendez-vous.» (Vitisphère)
«Sur ce marché pointu, les parties de poker menteur sont légion», dit César Compadre du journal Sud-Ouest, qui rappelle que «les grands vins pèsent pour environ 500 millions d’euros sur les 3 milliards que représente le marché des Bordeaux.»
Il faut dire aussi que les Anglais vont payer leur bordeaux 30 % plus cher que les autres.
En effet, le gouvernement britannique a laissé dévaluer sa livre sterling de 30 % afin d’encourager ses exportations en cette période de crise. (La mondialisation en panne, Le Devoir)
Un négoce
Il faut savoir aussi que le marché des grands crus est un peu particulier. Rares sont les producteurs qui vendent directement. Presque tout le commerce passe par des revendeurs, les courtiers, les négociants de la place de Bordeaux.
Francis Cruse qui représente 400 maisons de négoce «invite à une certaine correction des prix.» Jean-Christophe Calvet ajoute qu’il faudrait une baisse de moitié, au moins!
On affirme que «les fonds de pension (caisses de retraite) qui avaient investi dans le Bordeaux ont besoin de liquidités. Ils écoulent leurs achats, parfois sans grands bénéfices, et engorgent le marché.» Qui se plaint!
On entend beaucoup ces revendeurs, mais peu les producteurs.
Campagne des primeurs
La campagne des primeurs commence le 30 mars pour se terminer le 5 avril. Les 150 producteurs de grands crus feront goûter leurs vins encore en barrique aux centaines d’acheteurs et journalistes.
Les prix seront fixés en mai après la publication des notes de Robert Parker.
On dit du 2008 que «c’est une petite récolte, mais a priori de bonne qualité.» Traduction : Bof! Une petite année!
Un produit de grand luxe
Les grands crus ne se vendent plus seulement parce qu’ils sont bons, mais parce qu’ils sont chers. C’est un autre marché. Ce n’est plus celui des amateurs de vin, mais celui des amateurs de caisses de vins. Car ces gens achètent à la caisse.
Ce n’est pas toujours pour les boire, mais souvent pour les collectionner. Comme ce monsieur qui a 25 000 bouteilles de vin dans sa cave (L’ivresse du collectionneur). Pensez-vous vraiment qu’il va les boire? Il devra vivre plusieurs siècles pour y arriver.
Les acheteurs ne sont pas français, mais américains, britanniques, asiatiques et russes. On verra bien si la crise financière fera baisser le prix de ces bouteilles.
Cela concerne surtout une vingtaine de grands vins. Les prix de ceux-ci varient énormément à la revente.
Le Château Mouton-Rothschild 2007 se vend 307 $ chez Turville Valley en Angletterre, 430 $ à 883 $ en France, 903 $ en Allemagne. Le 2006 est 800 $ dans un magasin en Alberta, 1300 $ chez son voisin. En France, il est 817 $ chez ChateauInternet et 1400 $ chez Lavinia (Globalwinestocks). Il était 799 $ à la SAQ en primeur (Bordeaux 2006).
Complainte : Chanson populaire de caractère plaintif sur un sujet tragique ou malheureux. (dictionnaire Antidote)
Texte édité le 28 mars.